Débaptiser les rues: un acte aux enjeux multiples Par Oumar Ba

Lors du Conseil des ministres du 26 mars 2025, le Président de la République a parlé de la “dénomination des infrastructures et espaces publics”… En effet, la ville est un livre composé de nombreux signes que sont les rues, avenues, monuments, boulevards, places, statues, équipements et espaces publics divers. Ces derniers portent souvent un nom. La branche qui s’intéresse à l’étude de ces noms est l’odonymie, elle-même sous-branche de la toponymie qui est l’étude des noms de lieux. D’ailleurs l’étymologie grecque du mot renvoie à route (hodos).

Les lieux-dits : une construction géographique

En général, l’odonyme est un « construit » géographique. Par exemple, Wakhinane (waqqi, naan) renvoie à la présence de nappes phréatiques affleurantes. Le quartier dit des Mamelles qui fait référence à la topographie singulière des lieux. Le cimetière appelé Bétoir sur le Corniche de Dakar renseigne sur l’existence d’un ancien abattoir. Aussi, les noms des différentes sorties du Périphérique de Paris sont-ils souvent liés aux villes ou communes vers lesquelles elles mènent. C’est pareil pour les routes des Niayes, de Rufisque, de Boune, Ouakam, etc. En effet, les noms sont souvent liés aux lieux éponymes.

Toutefois, l’odonymie n’est pas toujours « évidente » car les lieux ne commandent pas forcément leurs noms. Ces derniers sont le fruits de décisions et parti-pris tantôt idéologiques ou historiques. Par exemple, Touba dont la particularité est de porter le nom d’un arbre du paradis. De même, ses différents quartiers renvoient souvent à des emplacement du paradis (Daarul Qudduus, Daarul Minan, Daaru-Rahmaan, etc.) ou au nom des villes natales des différents chefs ou leurs homonymes (Madiyaana, Bagdad, etc.). Certains mieux portent le nom de leurs fondateurs comme souvent le cas avec les villes ou quartier composés de Keur (maison, village, fief).

Cette modeste contribution cherche à porter un regard d’urbaniste (donc pluriel) sur certains enjeux liés aux noms des rues en particulier et des espaces publics en général.

Nommer : un acte politique

Plus que tout, l’odonyme est surtout un “construit” politique car, étant le résultat d’une décision politique et/ou par des décideurs politiques. Car, le plus souvent, nommer les lieux sert à témoigner d’événements ou rendre hommage à des personnages historiques. Mais il arrive qu’il y ait des dissonances temporelles entre les noms anciens et « les vérités de l’heure ». Par exemple, certains personnages jadis célébrés ne correspondent pas aux valeurs et représentations nouvelles. Et il ne s’agit pas seulement d’obsolescence. Par exemple, les noms des anciens esclavagistes, colons ou envahisseurs tendent à être gommés et leurs statues déboulonnées. Ce phénomène est accentué, en Occident, par le wokisme et la cancel culture.

Dans sa politique de souveraineté, le gouvernement du Sénégal a pris la décision de débaptiser certaines rues afin d’effacer les marques et survivances de la colonisation. En effet, comment comprendre que des avenues ou places portent encore le nom d’un personnage aussi odieux que Faidherbe dont la statue trônant sur la plus grande place de Saint-Louis est marquée des inscriptions suivantes « À son gouverneur Louis Faidherbe, le Sénégal reconnaissant » ? Reconnaissance pour celui qui, en juin 1851,  écrivait à sa mère : « j’ai détruit de fond en comble un charmant village de deux cents maisons et tous les jardins. Cela a terrifié la tribu qui est venue se rendre aujourd’hui. » Autre exemple, il y a encore, au cœur de Dakar, une rue portant le nom de Colbert, esclavagiste qui fut l’un des promoteurs du fameux Code Noir…

À l’inverse, certaines figures, notamment les martyrs, autrefois bannies et ostracisées retrouvent une répartition des injustices passées grâce aux nouveaux jugements de l’histoire. À ce propos, feu Mamadou Dia après avoir donné son nom au siège du parti Pastef, maintenant au pouvoir, devrait continuer de voir sa réhabilitation historique à travers un bâtiment, une infrastructure ou avenue de grande envergure. D’autres enfin, sortent de l’oubli et retrouvent une nouvelle vie à travers les rues devenues éléments d’un Panthéon local ou national. C’est pourquoi, le Président a rappelé que “les avenues, boulevards, rues, ainsi que les places et espaces publics de nos villes et communes, doivent représenter des lieux symboliques de l’histoire du Sénégal et de l’Afrique. Ils doivent incarner la perpétuation de la mémoire collective sur les faits et personnalités qui ont marqué la vie de la Nation”.

Cependant, parce qu’ils sont issus de décisions politiques, les odonymes reflètent les valeurs ponctuelles de la société ou de ses dirigeants du moment. Ces noms renseignent même sur la place de certaines catégories de personnes dans nos représentations. Par exemple, une étude de 2021 (Jean Rieucau) a montré que sur 33 % d’odonymes portant des noms de personnalités en France, seuls 6 % sont celui d’une femme. Certes, il y a Mariama Ba, Caroline Faye, Aline Sitoé, etc., mais, à quand les places, rues, hôpitaux, écoles, universités aux noms de Mame Diarra, Fawade Wellé, Ndatté Yalla, etc. ? Voilà de quoi alimenter les débats sur la parité.

Encore, une fois, il faut saluer la volonté proclamée des autorités étatiques de débaptiser certaines rues et avenues afin d’effacer les marques et survivances de la colonisation. Mais, la nécessaire réécriture de ces éléments de la ville devrait se faire avec sagacité, sérénité, prospective et en dehors de tout mouvement d’humeur. D’où le “nécessaire consensus” noté dans le communiqué du Conseil des ministres.

En effet, nommer n’est jamais neutre et « mal nommer les choses, c’est rajouter au malheur du monde » (Camus). Par exemple, en ce moment de la réhabilitation de Thiaroye 44, penserait-on à débaptiser la rue des Dardanelles qui marque un témoignage de cette bataille de la deuxième guerre mondiale où nombre des tirailleurs ont succombé ? Aussi doit-on débaptiser l’avenue Faidherbe pour lui donner le nom de quelqu’un qui a de gros contentieux non encore vidés avec ses compatriotes et contemporains ? Quant à la statue, il est évident qu’il faille la déboulonner et renommer la place centrale de l’ancienne capitale de l’AOF. Mais la ville devrait-elle toujours s’appeler Saint-Louis et pas Ndar ? La question reste ouverte.

Dans un autre registre, nous avons encore en mémoire les obstructions et tribulations subies par l’ancien maire de Ziguinchor lorsqu’il avait pris la décision courageuse de renommer certaines avenues et rues de « sa » ville. Certes, le pouvoir a changé de mains mais c’est encore la même administration. Ainsi, pour éviter et prévenir de tels contentieux, il serait salutaire de trouver des instances de dialogue, d’harmonisation et de propositions pour nommer et écrire ces parties de la ville. L’espace public, ainsi que le rappelle Habermas, doit être le lieu de partage et de co-construction de ce que nous avons en commun.

Nommer : un enjeu de gouvernance territoriale

À ce propos, il y a au Canada, une commission de la toponymie (CTC) qui est « l’organisme de coordination national chargé des normes et des politiques en matière de toponymes canadiens ». À titre illustratif, la récente correction du nom de la ville de Darou Moukhty (anciennement Darou Mousty) participerait des missions d’une  commission similaire. À l’heure des Pôles-territoires, il serait intéressant de voir pourquoi certains portent le nom de régions existantes (Dakar ou Louga-Diourbel – pourquoi pas Diourbel-Louga) et d’autres, des points cardinaux (Nord-Est).

Notre commission nationale serait aussi la gardienne de la mémoire des noms. Elle permettrait aux futurs chercheurs de pouvoir faire la généalogie voire l’archéologie de nos lieux. Dans cette recherche de réappropriation de notre passé, il serait important de chercher d’autres inspirations et d’élargir les réflexions. Par exemple, une école privée de Dakar se distingue par le fait que  plusieurs allées ou places portent des noms de valeurs ou vertus universelles (joie, paix, fraternité, etc.). De même, les militaires valorisent nos terroirs en donnant leurs noms aux divers engins. Un autre quartier des Maristes a des allées portant le nom de végétaux (bougainvillées, manguiers, etc.). Ces odonymes ont la particularité d’être plus inclusifs ou universels. En tous cas, moins polémiques et circonstanciels. Ils ne sont pas stigmatisant comme Randoulène ou la défunte “Cité Imbécile” par exemple. Mais, faudrait-il toujours renommer comme avec les rues de la Médina qui offrent une grande facilité de repérage. Évidemment, ces chiffres, tous comme ceux d’une bonne partie de Manhattan, se prêtent au plan quadrangulaire.

En tout état de cause, les réécritures illustrent encore que la ville est un livre particulier : un palimpseste car il restera toujours des traces du passé et des nostalgiques continueront à appeler les rues par leurs anciens noms. Ces noms reviendront toujours à chaque fois qu’on évoquera ou situera un événement antérieur au nouveau nom.

Nommer, c’est donner une identité et une âme aux lieux

Quoi qu’il en soit, il faudra aller plus loin et donner des noms à toutes nos rues. Toutes nos rues. Mieux encore, le repérage comporte des avantages considérables voire vitaux pour le repérage de tous les intervenants sur l’espace public. Il s’agit autant des services de secours, les agents de la sécurité publique, les gestionnaires des services urbains ou les services de livraison. Et plus généralement, tous les personnes devant donner une adresse précise, donc la population en entier. Toutes choses relatives par ailleurs, ce n’est qu’en 2022 qu’une loi (dite loi « 3DS ») a imposé à toutes les communes de dénommer et numéroter les voies communales et de mettre en place une base adresse locale (BAL).

Les plaques bleues avec des caractères alphanumériques aux angles de nos rues semblent nous rappeler que l’adressage urbain n’est toujours pas achevé. L’objectif de ce projet (promu et quelques financé par le Banque Mondiale était de mieux identifier les contribuables. Mais au delà des aspects fiscaux, il importe que nos rues ne ressemblent plus à des personnes sans état civil. Elles devraient être nommées, avoir une identité, une âme, une singularité. Ainsi, il y aura des centaines de personnalités, faits historiques, valeurs et trésors végétaux ou fauniques à valoriser. Les citoyens auront  la possibilité, en bonne intelligence avec les autorités municipales, de stimuler leur créativité et s’approprier leurs quartiers.

C’est alors qu’il faut souhaiter que les milliers de futures plaques seront réalisées au Sénégal et porteront une touche locale dans leur design et leur conception. Mieux encore, les deux ou trois entreprises nationales chargées de ces produits auraient assez d’expérience et de références pour être éligibles aux futurs marchés dans les autres pays de l’espace CEDEAO.

Nommer pour vendre la ville : le marketing territorial

Pour terminer, une autre facette de l’odonymie est illustrée par le naming qui consiste en une forme de publicité par l’apposition du nom d’une entreprise (sponsor) sur un équipement. Ce phénomène qui prend de l’ampleur avec les stades ou infrastructures sportives témoigne d’une marchandisation accentuée d’une partie de la ville. En effet, les territoires sont en compétition et cherchent à attirer tous les flux, qu’il s’agisse d’investissements, d’entreprises, de touristes, de travailleurs ou d’habitants. Pour cela, les autorités locales pratiquent le marketing territorial. Dans une vie professionnelle antérieure, j’ai pris part à des réflexions sur les possibilités de naming du pôle Orly-Rungis. L’idée était de s’inspirer de La Défense qui, en réalité, est un regroupement de parties de trois communes différentes (Nanterre, Puteaux et Courbevoie). Cette adresse postale transcommunale renforce le prestige des entreprises installées sur ce territoire physique et virtuel en même temps.

Oui, certains territoires fonctionnent quelques fois comme une marque et un label avec logo et message publicitaire. C’est pourquoi on parle de city branding. I love New-York, Only Lyon, Think London, I Amsterdam, Be Brussels, Hong Kong qui se proclame « Asia’s World City », Abidjan qui se veut Babi la belle ou encore Édimbourg qui se positionne comme « Inspiring Capital », etc. Les exemples ne manquent pas. Quid de Dakar « porte de l’Afrique » qui s’apprête à accueillir les JOJ ?

Les lieux nous déterminent mais c’est nous qui les créons

En baptisant les rues, nos gouvernants veulent rendre hommage aux héros ou rappeler des faits ou passés glorieux. Mais aussi, ils honorent les habitants de ces mêmes rues par cercles concentriques, les quartiers et les communes qui les abritent. Il importe alors de donner à ces rues l’aménagement, l’entretien et la gestion conformes à la dignité et la grandeur attachée aux noms de ces lieux.

Alors, que nos rues soient belles, entretenues, propres, aménagées, vivantes ! Parce qu’elles et nous… le valons bien.

 

Oumar Ba

Urbaniste / Citoyen sénégalais

umaralfaaruuq@outlook.com

Mamadou Nancy Fall
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