Dans ce pays de Senghor, le partisan de l’organisation et de la méthode, la bouffonnerie et le comique ont tellement bousculé le sérieux qu’ils ont maintenant une fonction sociale. Sur les réseaux sociaux, en plein deuil, à la mosquée ou à l’église, au tribunal ou en prison, en salle d’examen ou dans la rue, dans la maison comme dans la république : le comique est partout.
Le capitaine Dadis Camara, était chef d’État, mais ses sorties médiatiques n’avaient presque rien à envier aux comédies sans âme d’un Ouzin Keita. Le statut d’amuseur public est donc généralement indépendant de la fonction de l’individu. Il y a quelques mois de cela, une vidéo d’un guide religieux qui parlait de la forte prégnance des djins sur le pays a fait un grand buzz. Le comique est omniprésent dans la société. C’est tout le sens de cette réflexion de Thomas Hobbes qui affirme :« L’on voit encore des hommes rire des faiblesses des autres, parce qu’ils s’imaginent que ces défauts d’autrui servent à faire mieux sortir leurs propres avantage »
Quand la « folie », l’extravagance, l’insolence, l’indécence, l’incohérence, bref, la licence dans le verbe et dans l’action est la seule inspiration, on peut effectivement être inquiet de l’impact que cela pourrait avoir sur les jeunes. C’est normal de s’inquiéter aussi que notre société devienne de plus en plus ludique et fasse des amuseurs publics des icônes.
En exhibant à la télévision leurs richesses, signe de réussite sociale, ces amuseurs publics cherchent à se mettre en valeur, à prendre leur revanche sur une société qui croit les humilier en en faisant des bouffons modernes. C’est une manière pour eux de montrer au public que contrairement à ce que l’opinion voudrait retenir d’eux, ils peuvent revendiquer le statut d’exemples, voire de modèles, dans une société où l’absence d’initiative des élites politiques condamne la jeunesse à une instabilité à la fois morale et sociale.
En engrangeant de tels succès ces amuseurs publics qui ne sont pas des humoristes professionnels vilipendent la société en lui faisant observer que contrairement à ses fictions éthiques, seul l’argent l’intéresse. Sous ce rapport on ne devrait pas plaindre les amuseurs publics, ils mettent à nue une déficience profonde de notre société : nous sommes dans une société qui ne prohibe les choses que lorsqu’elles n’enrichissent pas.
Dans les régimes totalitaristes et même en démocratie, le comique, qu’il prenne une forme ironique, sarcastique ou de la dérision, est un mode de contre-pouvoir. Ce n’est donc pas étrange que même s’ils n’ont pas les ressources intellectuelles pour le théoriser, nos amuseurs publics soient une sorte de conscience critique d’une société sénégalaise qui préfère fermer les yeux sur ses propres incohérences.
Dans nos sociétés traditionnelles, il y avait des stratagèmes pour rendre socialement utiles ceux qui s’écartent un peu des standards normatifs. Dans les cérémonies, le rôle d’amuseur a toujours été rempli par les bouffons et c’était une façon d’apaiser la conscience individuelle de chacun et de pacifier les relations sociales.
En général les personnes qui suscitent le rire narquois ne sont pas complètement déficients sur le plan mental. Leur inadaptation au système complexe des normes dû à leur apparence physique est la raison de l’humour que provoque leur présence. Bergson croit savoir que : « est comique, tout incident qui appelle notre attention sur le physique d’une personne alors que le moral est en cause ». Une morphologie un peu particulière ; une façon de parler et de gesticuler qui jure avec le message, une attitude impassible face à un drame ou une pensée absurde, etc. suffisent à provoquer l’hilarité autour du sujet en cause.
Le phénomène Ouzin Keita, Pawlish Mbaye, etc. n’a jamais été analysé de façon dépassionnée. Les quelques analyses sur ces cas semblent davantage s’attarder sur le contraste qu’il y a entre le contenu de leurs sorties dans les médias et le nombre exponentiel de vues qu’ils réalisent.
On se demande comment des tels personnages pouvaient mobiliser autant de passions ?
Pourquoi leurs prestations sur les plateaux télés sont presque des évènements alors qu’on ne peut pas en tirer des contenus sérieux. Pour résoudre cette énigme il faut d’abord commencer par rappeler que le non-sérieux fait partie de la société et que la télévision doit refléter les différentes facettes de la société « mbaam gatt na way ci jour gi la bokk ».
Ensuite, les gens ne suivent pas Ouzin Keita pour s’informer, ni pour recevoir une quelconque éducation. On ne peut reprocher à une société d’avoir envie de rire, d’être trop versée dans le comique, puisque ce comique est à la fois un produit social et un moyen de raffermir le lien social.
Pape Sadio Thiam
Communicant
Enseignant chercheur